Pierre Mac Orlan

de l’Académie Goncourt à qui Henry ANSQUER a avoué avoir créé cette complainte en 1912 au Théâtre Municipal (Direction de Léon Dorfer) dans une revue " à grand spectacle ".


 

A RECOUVRANCE

" La complainte de Jean Quéméneur "

1

Il s’appelait Jean Quéméneur ;

il était l’fils d’un’demi-soeur

de la fameuse Madame Larreur,

la Grade Hortense,

cell’ qui tenait un caboulot,

" Aux Gâs d’Dinard et d’St-Malo ",

en fac’ la Caserne du Dépôt,

à Recouvrance.

 

2

Sa mère était une Kermarec,

vous savez bien d’Lambézellec

une grosse puant du bec

qui n’eut pas d’chance

avec Jean son premier mari,

bon garçon mais faible d’esprit,

qui dans son grenier se pendit

à Recouvrance.

 

3

C’était parents aux Kervella,

vous avez connu ces gens-là ?

qui faisaient tant de Tralala,

et d’manigances !

portant voilette et grand chapeau

qu’on aurait cru, ou peu s’en faut,

qu’ça fréquentait des amiraux,

à Recouvrance.

 

4

C’est par un’ nuit qu’il vit le jour,

au treize de la Rue d’La Tour ;

il faisait noir comme dans un four,

et pas de chance,

avec ça un vrai temps d’canard,

d’la pluie, du vent et d’la brouillard ...

c’qui mit la sag’femme en r’tard,

à Recouvrance.

5

Mais le malheur vint ! qui l’eut cru ?

son père, un soir qu’il était bu,

tomba sur sa tête et mourut

sans connaissance ;

et sa mère eut ce mot touchant :

" Gast ! me voilà veuve à présent

j’aurai plus d’père pour mon enfant,

à Recouvrance.

 

6

Puis sa mère mourut à son Tour,

toujours au Treize, Rue d’La Tour,

mais sa tante Yvonn’ Marchadour,

qu’avait d’l’aisance,

et du coeur autant que d’argent,

jura, le soir de l’enterr’ment

de veiller sur le Piti Jean

à Recouvrance.

 

7

Comme tous les petits enfants

il eut la " cocotte " à 4 ans,

et la " toque " pendant quéq’temps ;

bref, son enfance

fut celle de tous les moutards

que, légitimes ou bien bâtards,

on voit courir sur les Remparts,

à Recouvrance.

 

8

Puis il grandit ; quand il fut grand,

travailleur et intelligent,

il voulut faire un vétéran ...

ici commence

l’histoir’ de ses amours avec

Marie-Madelein’ Poullaouec,

la nièce de Jean-François Cussec,

à Recouvrance.

 

9

Elle était jolie comme un coeur ;

il l’épousa, fou de bonheur,

en notre Eglise St-Sauveur ;

puis quell’ bombance !

que de gaîté z’et que d’entrain !

amis Brestois, jusqu’au lend’main,

dans les salons du P’tit Jardin,

à Recouvrance.

10

Mais, à cinq ou six jours de là,

cette drôlesse le trompa

avec un sigond-maît’calfat,

plein de prestance,

un sergent-major, un fourrier,

un commis de port, un pompier,

l’agent Paugam ... et tout l’quartier,

à Recouvrance.

 

11

Puis v’là-t-y pas qu’à Kervallon,

femme sans coeur et sans raison,

ell’ fit un quartier-maît’clairon

la connaissance ;

ils s’en allèrent bras d’sous bras d’sus

au pardon d’la Chapelle Jésus ...

depuis, on n’les a plus revus

à Recouvrance.

 

12

Le pauv’mari, pour oublier,

se mit alors à s’arsouiller

dans tous les bistros du quartier ;

" A l’espérance "

au débit d’la mère Pouliquen

ou bien " au retour du Tonkin "

on n’voyait qu’lui, soir et matin,

à Recouvrance.

 

13

Bref, un soir, qu’il ventait très fort,

roulant d’tribord à bâbord,

il finit par le fond du Port

son existence,

ayant voulu, l’pauvre garçon,

aidé de son ami Kérouanton,

" larguer l’amarre du Piti Pont "

à Recouvrance.