e poète est un chat qui parle un incongru un hybride un être ni ci ni ça un animal de fausse compagnie traître à son espèce couvert de suie de cheminée


***

le poète reprise les mots de sa vie des aiguilles dans la bouche c’est un tailleur juif qui penche sa vie les yeux usés sur ses coutures

le poète ne sait pas vivre sans ses paroles qui disent et prouvent ce qu’il vit le poète chante la chanson de l’absence et tombe dans les conduits de cheminée le poète est un malade pulmonaire ses poumons sont encrassés de goudrons de sables et de rêves le poète ne sait pas vivre de riens, alors il embellit ses yeux à ses oreilles pendent des bijoux et des bagues et des colliers de pierres précieuses, d’agate et d’aigue-marine d’émeraude et de tourmaline couvrent ses doigts son cou sa peau son corps d’invisible


***

le poète peut avoir des seins, alors le poète est une femme le poète peut ne pas avoir de seins, alors le poète est un homme le poète peut manier le fil à plomb, alors le poète est un maçon le poète peut monter à cheval, alors le poète est cavalier il peut naître et mourir à Lisbonne, alors le poète est Fernando Pessoa le poète peut habiter un corps qui ne ressemble pas à son âme, alors le poète est transsexuel(le) le poète est parmi vous

il sculpte le silence et la lumière dans les gris des mots il voit des ombres qui n’existent pas et croit que ce qui n’existe pas existe par sa voix le poète rompt le silence qui le nourrit et arrache à sa vie son absence


***

le poète tombe de vertige dans la souffrance du monde le monde craque entre ses os la souffrance et la géographie du monde se sont engouffrées en lui qui ploient ses vertèbres humaines et le désert est si vaste mais que veut-il que l’on entende ? que veut-il que l’on entende ?


***

le poète est un paratonnerre vivant fiché dans la boue et coq de clocher en lui passe la foudre, il vacille, il éclaire

le poète meurt asthmatique il cherche l’air sous le vent qui l’oppresse le poète ne meurt jamais d’une chute dans les escaliers il meurt de ruptures mentales la bouche fermée sur une langue morte le poète meurt d’embolie cérébrale


***

le poète écrit des poèmes la nuit allongé sous des draps il poursuit ses poèmes en les attrapant par les oreilles et par la queue le poète est paresseux et ne se lève pas pour stopper la cavale de ses poèmes il se retrouve au matin une touffe de poils roux entre les doigts le poète est un renard de la lande


***

le poète craque entre ses os le monde et ses voix et ses ombres se sont engouffrés dans sa carcasse vivante il veut tout dire de l’univers abrupt qui se précipite en lui en cascades violentes il étouffe il ahane il aspire et il chante il meurt il est mort sa voix de caverne dorée habite des demeures qui n’existent plus, le poète est hanté


***

le poète meurt de la fièvre qui le brûle la main maternelle apaise son délire, ce sont les mots posés frais sur son front jusqu’à ce qu’une nouvelle flèche de feu lui embrase le crâne

le poète ne sait pas vivre alors il éblouit ses yeux et défie les mystères il cherche dans le sable les mots qui conteront le sable il cherche dans le vent les mots qui chanteront le vent il cherche dans la vie les mots qui trahiront la vie


***

le poète est un bestiaire monstrueux un zoo une réserve naturelle une pampa à nue où d’improbables croisements ensauvagent la nuit, une banquise lézardée où le blanc et le sang s’empoignent dans les silences


***

mais que veut-il que l’on entende ? que veut-il que l’on entende ?


***

le poète meurt de sécheresse le poète meurt heureux les dents serrées sur une langue morte la bouche ouverte à la pluie le lit de sa rivière s’est tarie le poète meurt heureux, un autre fleuve coule ailleurs

Anne Jullien-P. (Guilers 11/12 octobre 2006)